Crise de l'agriculture : peut-on se mentir à ce point, longtemps encore ?

Tribune corédigée par deux figures emblématiques de notre mouvement à l’occasion des tensions manifestes du monde agricole :

Dominique Hays est ancien secrétaire d’un groupement d’agriculteurs biologiques, directeur de projets impliquant le monde agricole, est Président du Réseau Cocagne

Christian du Tertre est économiste, Professeur des Universités, et Directeur scientifique du laboratoire d’intervention et de recherche ATEMIS

Le temps du Rustican qui rythmait le travail du paysan au fil des mois est vraiment très loin… La profession agricole, dans sa grande majorité, oscille désormais entre la manifestation toujours croissante du désespoir sur les ronds-points, et le moment de gloire, tant qu’il en reste, en mars, porte de Versailles. Le métier ne cesse pas d’évoluer depuis près de deux siècles, de décennies en décennies, mais… seul semble rester l’état latent de servitude et de mépris dont on affublait les « vilains » du Moyen-Âge.

L’exploitant familial agricole est le dindon de la farce du modèle alimentaire industrialisé, globalisé et financiarisé qui l’outrage, et auquel la majorité d’entre eux semble, de façon très troublante, indéfectiblement attachée. Il s’étrangle de colère et c’est bien normal, si l’on fait abstraction du poison que la plupart d’entre eux s’administrent eux-mêmes, et dont il faut bien parler.

Cette population a beau s’imposer par soubresauts dans l’espace médiatique, elle a tendance à disparaitre de la perception du monde, d’un très grand nombre d’habitants. Nous parlons là, pourtant, d’une des plus nobles tâches : nourrir. Le théâtre d’agriculture, comme Olivier de Serres se plaisait à le nommer, mérite mieux qu’une pièce qui ne trouve pas son terme. Lors de ce « vaudeville des fourches », les enjeux écologiques et de santé restent les éternels perdants, sans que, pour autant, ne soit apportée de solution durable à la crise structurelle que vit cette profession.

Exploitant exploité : travail bafoué.

Les banques tiennent les fermes entre leurs mains ; l’industrie agro-alimentaire conditionne le travail des fermiers ; l’oligarchie des centrales d’achat fait la loi sur les prix ; la plupart des consommateurs restent encore résolument tournés vers le bon marché, addicts aux denrées préparées qui renforcent ainsi la position de l’agro-industrie ; les règles internationales qui organisent la globalisation, promeuvent la compétitivité-prix et s’abstiennent de définir des normes du production tenant compte des enjeux écologiques comme des conventions de revenus permettant à ceux qui travaillent la terre et prennent soin du vivant, de vivre dignement où qu’ils soient. Face à cela, la plupart des leaders syndicaux sont en conflit d’intérêt et de plus en plus éloignés des réalités du travail des agriculteurs… Ce sort injuste s’acharne sur le monde agricole depuis plusieurs décennies.

Au cœur de cette cavalcade des temps modernes, il n’est, à l’évidence, pas possible pour un agriculteur en charge d’une exploitation familiale d’obtenir un revenu décent même avec la PAC, dont le partage entre les fermes est léonin. La bio pourrait restaurer le sens du travail et offrir une perspective intéressante de revenu. Mais son intérêt se voit immédiatement annulé par l’état inchangé des règles économiques du secteur et par le maintien des mêmes rapports au territoire et aux consommateurs.

Or, il n’y aura pas de solution à la crise agricole d’autre partage de la valeur monétaire, si l’activité des fermes reste soumise à « la chaine de valeur ». Au nom de la « sacrosainte concurrence », ce mécanisme aliène la profession. Elle organise la domination de l’aval sur l’amont, celle des intermédiaires, des industriels et des banques sur les producteurs. Dans ce mécanisme globalisé, seules les grandes exploitations qui poussent à l’envi la dynamique d’industrialisation de l’agriculture tirent leur épingle du jeu, l’essentiel du travail étant assumé par des ouvriers agricoles aux revenus fort modestes.

Mais le problème n’est pas seulement là ! Il n’y aura pas non plus d’évolution sans que les premiers intéressés eux-mêmes engagent une véritable introspection sur la valeur sociétale de leur activité et le sens de leur travail, bottes aux pieds, c’est-à-dire en lien avec les situations du travail réel d’aujourd’hui. Cet engagement aurait pour avantage de redonner l’occasion à la profession agricole de se réconcilier avec elle-même et de se donner la force de construire un nouvel avenir avec les membres de la société civile.

Deux rendez-vous manqués jusqu’à ce jour.

Le premier rendez-vous manqué concerne celui des agriculteurs dits conventionnels, dont les itinéraires techniques ont été simplifiés par l’arsenal des réponses procurées par l’industrie phytosanitaire. Hors de ce cadre, aucune analyse n’est véritablement menée pour envisager les conditions d’un travail mieux fait, plus intéressant et plus intelligible pour la société. Cette faiblesse de réflexion, combinée aux pressions écrasantes de la chaîne agro industrielle, pousse une partie importante des agriculteurs à une attitude à tel point hostile qu’elle parait « forcenée », face à la prise en compte des exigences environnementales les plus élémentaires que la population est en droit de se voir garantir. L’agrochimie est en quelque sorte l’opium de cette population agricole qui ne peut se sevrer tandis que sa situation ne tient qu’à un fil : un rendez-vous raté en quelques sorte avec la société civile.

Le rendez-vous raté des agriculteurs bio est totalement inverse. Ceux-ci mettent au centre la qualité résultant d’un engagement de travail singulier, qui permet indéniablement la reprise en main tant technique que morale du métier mais cette fois, sans analyser les situations réelles de travail ni les conditions institutionnelles dans lesquelles celui-ci s’exerce. De manière paradoxale, les itinéraires techniques de la bio peuvent s’avérer aliénants et générer des effets délétères, eux aussi, bien que des améliorations puissent exister. C’est de surcroit dans ce secteur de la bio que les contraintes liées aux « circuits courts » amènent une charge de travail supplémentaire, mal pensée et en fin de compte, bien souvent, littéralement insupportable.

Les améliorations dans ces domaines tiennent souvent à la puissance d’un collectif et d’un espace de confiance permettant de trouver de nouvelles ressources face à l’isolement exsangue des agriculteurs classiques comme des agriculteurs bio vis-à-vis du reste de la population comme d’eux-mêmes.

Vers une révolution culturelle.

Aujourd’hui, plus que jamais sans doute, pour assurer cette grande fonctionnalité de la vie qui est de nourrir, il nous faut réaliser « une révolution culturelle » face au faisceau de dérèglements engendrés par l’effondrement de la biodiversité et par les changements climatiques.

Notre véritable problème tient à un retard culturel d’ensemble concernant les changements à introduire face aux dérégulations écologiques (l’anthropocène). Comment sortir du cercle infernal des externalités négatives provoquées par l’hyper-industrialisation de l’agriculture, sa globalisation et sa financiarisation ? C’est un défi considérable qui relève, quant au fond, d’une résolution insurmontable à l’esprit des acteurs de la filière les plus influents : abandonner le primat accordé au profit financier et se centrer sur les effets utiles directs et indirects de l’agriculture pour garantir à tous la vie.

Mobiliser l’écologie comme l’une des dimensions de la réponse à apporter aux impasses actuelles de la sphère alimentaire, au lieu de lutter contre elle. Mettre la question de la santé des travailleurs de la terre comme celle de la santé publique au cœur des enjeux alimentaires. Sortir de la chaine de valeur globalisée et engager des écosystèmes coopératifs territoriaux retissant des liens directs entre les agriculteurs et les autres habitants des différents territoires. Sortir d’une concurrence effrénée et engager des dynamiques de coopération sur la base d’objectifs de qualité conventionnés au sein des territoires. Telles sont les nouvelles trajectoires d’un nouveau modèle alimentaire robuste face aux effondrements successifs dont les épisodes récents ne cessent pas de nous alerter.

Les « écopôles alimentaires » et l’expérimentation de Caisses locales de l’alimentation, représentent de ce point de vue un point de départ alternatif intéressant, comme le sont aussi d’autres expériences visant à organiser collectivement des systèmes alimentaires territoriaux solidarisés, menés par les acteurs de terrain se revendiquant souvent de l’économie solidaire.

Si, dans ces démarches, le patrimoine immatériel – coopération, compétences, engagements réciproques – a une importance stratégique plus grande que le capital technique engagé dans l’appareil de production, l’ensemble que représentent ces nouvelles trajectoires de développement demande de nouvelles formes de financements publics. Leur mise en œuvre nécessiterait plus d’un milliard par an ; l’équivalent du budget annuel consacré par la France à la conquête spatiale… Cela représenterait par ailleurs 10 % du budget alloué par la PAC à la France… et à peine 1% du budget annuel de la sécurité sociale, dont ces projets constitueraient la recherche et le développement de l’une comme de l’autre.

Il fait aucun doute que ce budget serait jeté par la fenêtre si chaque partie prenante n’opérait pas de nouveaux comportements, à commencer par celui des « consommateurs-mangeurs ». Y sont-ils prêts ? Y sommes-nous prêts ?

La fin d’un « secteur d’activité » ? Le développement « d’une sphère fonctionnelle » centrale pour la vie ?

Est-il raisonnable de laisser à 1% de la population active le soin de présider le destin alimentaire de toute une société ? De nombreuses initiatives sont sur les rangs parmi lesquelles les approches d’autoproduction encadrées ou non par du personnel compétent, le micro maraichage ou élevage, les jardins de cocagne, etc. Ces initiatives participent de la protection civile et méritent à ce titre un engagement significatif et soutenu dans le temps pour révéler leur potentiel.

Souvent « snobées » par la profession agricole, ces démarches territorialement ancrées pourraient sans doute contribuer à la sortie de crise de notre modèle agro-alimentaire. Des écosystèmes économiques, coopératifs, territorialisés dans chaque bassin de vie et solidarisés les uns aux autres pourraient donner le change à une organisation du système pour le moins pyramidale et qui n’a pas d’avenir compte tenu de son déni environnemental et de son déni de la santé qui sont pourtant, l’un comme l’autre, au cœur de la vie. Ces écosystèmes apportent en outre de nouvelles forces vives dans un univers de structures cloisonnées par l’encadrement de « représentants professionnels » rétifs au changement.

Vers la démocratie sociétale.

Ces nouvelles formes d’organisation territoriale, que nous venons à l’instant d’évoquer, permettraient de faire converger, dans un projet sociétal d’ampleur, la plupart des agriculteurs, des propriétaires fonciers, des consommateurs-mangeurs eux-mêmes, des institutions de tous ordres, et ces nouveaux organismes d’intermédiation, très en lien avec le public, qui se donnent pour mission d’organiser « la société civile ». « Comme un sillon est droit quand la charrue s’attache à l’étoile » ; comme il a du sens lorsqu’il s’inscrit dans une perspective sociétale.

Peut-être faut-il un temps éviter de poser frontalement les enjeux pour l’heure sujets à la cristallisation des controverses tels que l’environnement au profit d’un thème mobilisateur qui permettra de poser les questions environnementales autrement. Cette « bannière » commune possible pourrait être celle de la santé, dont le Ministère, sur les questions alimentaires, est totalement absent… un peu comme si personne n’avait constaté que la prévalence des décès dus au Covid 19 étaient dans une écrasante majorité, semble-t-il, associés à des pathologies liées, dans la plupart des cas, à une alimentation déséquilibrée. 

Là encore il y a enjeu à une véritable révolution culturelle que de s’attaquer aux causes plutôt qu’aux conséquences en plaçant la santé comme l’étoile d’une politique publique agro-alimentaire ambitieuse et moderne en faveur de laquelle la société civile organisée, associant la population locale et alliée aux pouvoirs politiques institutionnels reprennent la main comme il se doit en temps de crise, comme ce fut le cas aux USA avec les Victory Gardens pendant les deux grandes guerres*.

Redonner du sens au travail agricole, trouver collectivement de nouvelles formes de reconnaissance de cette activité, de la reconnaissance du travail réel, des difficultés auquel il est confronté, de l’intelligence au travail, c’est aussi permettre aux agriculteurs eux-mêmes de construire leur santé et de renouer avec la vie.

Cette démarche qui permet aux agriculteurs de sortir de leur isolement, de retrouver une place dans la société en assumant le fait que l’activité permet de prendre soin de l’environnement comme de chacun, nous l’appelons la « démocratie sociétale ».

C’est aussi un moyen de réconcilier la population avec les enjeux du « bien vivre alimentaire » par une meilleure compréhension des réalités du vivant, une meilleure implication dans la reconquête d’une cuisine saine au quotidien, et par un engagement renforcé de leur part, auprès des travailleurs de la terre.

*Déjà à l’époque, le Ministère de l’agriculture s’était opposé à la proposition de Roosevelt d’implanter un jardin de la victoire sur le site de la maison blanche, par peur d’irriter l’industrie-agro alimentaire…