La valeur : ça se discute !

Nous pouvons considérer le prisme de l’Economie de la Fonctionnalité et de la Coopération (EFC) comme un ensemble de clés de lecture. Certaines de ces clés ont vocation à ouvrir des portes, d’autres à en fermer (à double tour qui plus est).

De nombreuses clés de lecture composent le trousseau de l’EFC. La subjectivité au travail en est une particulièrement dorée. Si cette clé là ouvre bien des portes, elle a d’abord vocation à en fermer une. Celle de notre tendance à objectiver la valeur.

Approche constructiviste de la valeur.

Les travaux du laboratoire de recherche et d’intervention Atemis, à l’origine du concept d’EFC, soulignent une distinction entre deux approches de la valeur : une approche substantialiste (la valeur est intrinsèque et le prix fixé objective la valeur du bien ou du service en fonction de données imposées, comme le « marché ») et une approche constructiviste (la valeur est une construction sociale, sa stabilisation est le fruit d’une convention, elle relève d’une délibération, autrement dit : la valeur, ça se discute).

Cette introduction académique n’est pas sans importance concrète.

Puisque le prisme de l’EFC invite divers acteurs économiques à reconsidérer la valeur qu’ils produisent à l’échelle de leurs utilités, non plus au travers des volumes de biens et services standards : certains d’entre ceux qui tentent de s’approprier l’EFC cherchent alors à monétiser tous les effets utiles qu’ils observent ou qu’ils supposent (parfois même en les imposant). 

Autant qu’un devis standard objective la valeur d’un volume de marchandises, la valeur d’une utilité supposée ou d’effets utiles qu’auraient (en principe) nos services et nos produits : peut être objectivée.

Objectiver la valeur est un risque, parfois même une impasse. Cela suppose, notamment, d’être comparé et concurrencé, dépassé et jugé sur le « marché » relatif à votre marchandise. Ceci qu’il s’agisse de produits (en des considérations de volumes à fournir), comme de services (en des considérations, toutes aussi volumiques, d’heures d’intervention à prester, de tâches à remplir, ou de livrables à fournir). L’impasse de cette valorisation objective des marchandises est qu’elle ne dit rien de leurs utilités (de leurs fonctionnalités), ni de votre travail réel et de la création de valeur qu’il permet.

Pour illustrer ces deux approches de la valeur, Sandro De Gasparo, (Ergonome, enseignant et intervenant chercheur du laboratoire Atemis) utilise à des fins pédagogiques l’exemple de la carotte :

« Soit la valeur d’une carotte est dans la carotte : une carotte en vaut une autre (elle devient alors une marchandise dont on peut comparer le prix). Soit la valeur de la carotte demande à être discutée : qu’est-ce qu’on met dedans ? Comment considérer la qualité nutritionnelle, les conditions de production, les enjeux de santé de l’agriculteur, l’origine et le transport ? Le périmètre et la qualification de la valeur sont à discuter, rien n’est évident en soi. »

La véritable question de l’EFC n’est donc pas tant la qualification de ce qui a de la valeur, mais sa mise en discussion !

Posons le cadre de cet enjeu dans la situation concrète d’une agence de développement informatique (à savoir Les Fabricants, agence adhérente du Club Noé), via l’exemple du développement d’un site internet.

Traditionnellement, dans les entreprises du secteur, ce travail se solde par un forfait d’heures facturées à la signature du contrat, qui représente alors le début de la prestation pouvant s’engager selon un cahier des charges convenu. 

Dans la conduite du projet, le travail prescrit par le cahier des charges va inévitablement se confronter au réel. C’est-à-dire à un ensemble d’évènements, de dysfonctionnements, mais aussi à l’innovation, à de nouvelles solutions qui n’auront pu émerger que dans le travail, au contact de situations réelles, pas avant.

La valeur de notre travail n’est jamais réellement prédictible. Pourtant, nous devisons une prestation pour qu’elle débute. Nous contractualisons comme si nous avions le don de voyance sur la valeur que nous allons produire. Pour autant, si la maintenance ou le développement nécessite moins de temps de travail que prévu (efficacité et innovation du développeur informatique sur le projet, etc.), le prestataire est plutôt avantagé. Il peut même être tenté de manquer de transparence pour exprimer que le nombre d’heures prestées n’ont pas toutes dû être consommées.

À l’inverse, si l’accompagnement s’avère complexe ou que des dysfonctionnements surviennent, la mission peu devenir plus chronophage que convenu, tendre le rapport de force et remettre en cause la confiance réciproque.

Si la logique classique laisse valoir contractuellement que seul compte ce qui se prescrit (un nombre d’heures autant qu’une quantité de marchandises, ou un livrable comme le site internet), la logique servicielle affirme que ce qui compte vraiment relève d’une dimension plus profonde du travail, qui ne se compte pas (principalement), mais se raconte.

L’enjeu de l’EFC est favoriser un développement économique autour des effets utiles que nous produisons, à l’échelle de grandes fonctionnalités, au-delà de la vente standardisée de simples volumes de biens et de services. Caché derrière une marchandise (un site internet), le client ne peut structurellement pas considérer le travail réel d’accompagnement du projet numérique et ses utiles.

Caché derrière votre marchandise, personne ne considérera votre travail réel et ses utiles

Cette partie immergée de l’iceberg correspond donc aux dimensions vivantes du travail : en ce qu’il produit donc des effets utiles. Valeur immergée, dont on ne discute pas, car très souvent cachée derrière un produit ou un service standard, une prestation emballée telle une marchandise. 

Dans une logique servicielle, c’est la mise en discussion des effets utiles qui devient le centre d’attention du travail d’animation de la coopération avec le client. L’agence en question a donc pu s’engager dans de nouveaux rapports à la relation de service et de nouvelles formes de formalisation de son propre travail.

« C’est en vérité tout un travail d’accompagnement, d’incubation, qui représente notre travail réel au quotidien, bien au-delà de la production de lignes de code informatique ou la prestation d’heures de travail prescrites. » affirme le co-dirigeant de l’agence.

L’entreprise anime désormais la coopération avec son client tout au long du projet pour s’accorder sur une logique de « dépense acceptable » réévaluée régulièrement. La temporalité de la contractualisation évolue, autant que la nature même de la relation. Il ne s’agit plus de faire correspondre une offre face à la demande, mais d’accompagner la demande, quitte à la contredire, la nourrir et l’ajuster à la valeur de ce que l’accompagnement peut produire dans un temps plus long qu’est le projet, au-delà de la prestation.

Ce qui se déroule dans le travail, les contraintes, les trouvailles imprévisibles que les collaborateurs ont pu concevoir en se confrontant au développement de l’outil numérique : sont maintenant des éléments partagés, discutés lors de réunions mensualisés avec le client. De la sorte, ce qui est valorisé financièrement n’est plus cette valeur purement comptable et désincarnée, mais bien les effets utiles, les ressources immatérielles engagées dans l’accompagnement du projet, bref : le travail réel.

Dans une logique profondément servicielle, la logique de prestation est dépassée par une véritable logique d’accompagnement, qui laisse bien plus d’expression à la dimension vivante d’une relation de service. Cette prise de hauteur sur notre travail et sa valeur implique d’expérimenter de nouveaux repères commerciaux (et managériaux). Pour ce faire, un référentiel est disponible par ce clic ! Plus précisément, c’est la notion de réflexivité qui permet cette mise en discussion de la valeur. Un article original est consacré à ce sujet : l’escargot réflexif

  • Référentiels et appropriations des travaux menés par le Club Noé et le laboratoire de recherche et d’intervention Atemis (Romain Demissy et Sandro De Gasparo) lors des dispositifs de formation pour commerciaux et managers avec l’EFC.