Pourquoi rien n'est naturel dans le travail ?

Autodéterminée pour exercer différentes fonctions au cours de sa vie, au service de sa ruche, l’abeille suit sans objection la mécanique remarquable que la nature lui a attribué et en cela, l’Homme n’a en réalité rien à lui envier.

Prédateur ambigu, l’être humain possède lui une capacité à se motiver de façon à la fois individuelle et collective, sachant réfléchir au sens de ce qu’il fait ou devrait faire en fonction de son environnement et des situations qu’il perçoit *.

Ce qui distingue l’homme de l’abeille, c’est d’abord sa subjectivité dans ce qu’il entreprend de faire ou non. La subjectivité concerne le fait que, contrairement aux abeilles, pour que des femmes et des hommes s’engagent dans le travail, il leur faut donner de soi, pouvoir se sentir pour quelque chose dans ce qui arrive et vivre le risque de ce qui s’y joue *.

Contrairement à l’abeille, l’être humain, avec sa subjectivité, engage un effort intéressé, à la fois pour des raisons individuelles, mais aussi dans le cadre de la réalisation collective. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du souci de leur intérêt propre (Adam Smith). C’est aussi de l’intérêt amical qu’à envers vous votre voisin, de son intérêt volontaire pour le collectif que représente pour lui son quartier, que vous empruntez sa tondeuse à gazon.

Nous sommes organisés, face à nos besoins, pour remplir un ensemble d’activités socialisées, visant à transformer le monde pour assurer nos conditions de vie. Notre travail n’est jamais qu’individuel, toujours inscrit dans une dimension sociale au travers de l’utilité qu’il cherche à produire pour les autres.*

De ce fait, notre travail est toujours situé. Rien n’y « va de soi ».

Les abeilles n’ont pas à faire d’arbitrages, contrairement à nous qui devons en faire sans cesse. Elles n’ont pas de choix à faire et n’ont pas intérêt à quitter leurs fonctions indispensables. Si l’on retire complètement un type d’abeille, l’ensemble de la ruche se déséquilibre. À quoi sert de pondre si personne ne nourrit les larves ? Pourquoi bâtir des alvéoles si aucune ouvrière ne récolte ?

Il apparaît que, du point de vue des comportements de celles qui la composent, une ruche est un tout vivant, autoorganisé par nature et interdépendant du « système ruche ». Puisque la vie n’y a de sens que dans un seul sens, il n’y a pas d’organisation du travail dans la ruche. Il n’y a pas même d’effort, puisque tout y est naturellement exécuté. En ce sens, les abeilles ne travaillent pas.

Ce qui ne veut pas dire qu’elles ne produisent rien, mais si elles produisent du miel, si elles reproduisent la ruche et pollinisent, ce n’est pas le prescrit ordonné par une fleure ou par une « abeille manager », mais uniquement parce qu’elles sont conditionnées pour jouer ces rôles, par nature, rien de plus ni de moins.

Ce n’est pas de la bienveillance de l’abeille que nous recevons notre miel, ni de son engagement personnel que nos plantes entendent fleurir, mais bien de leur mécanique naturelle et aveugle, qui n’a en cela rien à voir avec le travail.

Nous avons donc tout intérêt à affirmer que les abeilles ne travaillent pas pour souligner qu’à l’inverse : rien n’est naturel dans le domaine du travail. Ces enjeux de lexique que relève notre prisme ne sont pas si anodins.

Lorsque l’on questionne des situations réelles au travail, il est très fréquent d’entendre qu’un geste, qu’une attention particulière ou encore qu’un effort qui dépasse le cadre prescrit de l’activité, relèvent de quelque chose de « naturel ».

« J’ai conseillé mon client sur une gamme de produits plus pertinente par rapport à son besoin, cela m’a paru naturel, c’est mon boulot. » Ou encore : « J’ai mis en relation mes partenaires stratégiques car j’ai perçu une opportunité de développement commune entre eux. C’est naturel, je suis comme ça moi. »

Et si le mot « naturel » serait en cette semblable bienveillance innocente : le discret responsable d’une négation de la subjectivité au travail ? Et si ce simple mot laissait finalement croire que tout ce qui a réellement de la valeur (de la pensée des individus dans leurs activités, leur capacité d’innovation par la confrontation au réel, à leurs regards singuliers) ne serait qu’accessoire et secondaire ? 

Croire que ce que nous faisons est naturel revient aussi à laisser penser que nous devrions simplement remplir des fonctions, que nous sommes conditionnés à réaliser des tâches sans user de notre subjectivité, tel un théâtre de marionnettes. Théâtre dans lequel cette logique de standardisation des process, de course au volume, cette lutte pour survivre aux marchés et à la concurrence : tirent les ficelles d’une organisation déshumanisée.

  • Références :

    • François Hubault – Maître de conférence, responsable du pôle Ergonomie et Ecologie Humaine, FCPS, Université Paris1 Panthéon-Sorbonne & associé ATEMIS, La question de la subjectivité en ergonomie, dans : Ergonomie et psychodynamique du travail Travailler, n°34, 2015, pp53-74. 
    • Sandro De Gasparo, La place de l’activité dans l’analyse du travail. Pour une ergonomie de l’activité de service. Séminaire de Paris 1, 2015 : L’activité en question.