De quoi parle-t-on vraiment ?

Nouveaux modèles économiques

Aviez-vous déjà entendu parler de la chrématistique ?

Il s’agit d’une notion conceptualisée par le si célèbre et antique Aristote pour décrire une pratique que nous avons su sauvegarder depuis lors : l’accumulation de moyens d’acquisition, plus particulièrement de la monnaie. La chrématistique est donc l’art de s’enrichir, d’acquérir des richesses. Le fait que vous ne connaissiez probablement pas ce mot est justement révélateur. 

Lorsqu’une entreprise réussit à dégager un chiffre d’affaires considérable, que ces actions sont profitables, on affirme qu’elle fonctionne économiquement. Ce n’est pas correct. De la confusion des mots vient la confusion des choses. 

« Economie » désigne étymologiquement « l’administration de la maison ». Avec « oikos » qui veut dire « maison », et nomos qui signifie « gérer ». Quand arrivait le froid dans la maison de notre cher Aristote, il lui fallait assez de bois pour se chauffer et d’alimentation pour nourrir ceux à l’intérieur et les amis à accueillir. Il fallait une solide porte pour parer les dangers. Il lui fallait réapprovisionner son stock de nourriture lorsqu’il s’épuisait et donc, cette mécanique faisait tourner le foyer.

Une économie, c’est quelque chose qui tourne. Il n’y a pas d’économie dysfonctionnelle si l’on considère que l’économie c’est ce qui fonctionne. Ce qui peut dysfonctionner, c’est autre chose. C’est la chrématistique, l’art de faire des affaires.

Baisser fortement ses prix pour faire pression sur la concurrence pendant une période donnée et faire ainsi tomber ses concurrents pour gagner des marchés, fonctionne chrématistiquement. Pas économiquement. Certes, cela produit de la valeur. Une valeur monétaire qu’on accumule, qu’on distribue et qui est devenue une finalité en soi.

Dans une certaine perception de l’économie, celle qui nous intéresse, ce qui a de la valeur avant toutes considérations financières, c’est ce qui est réellement utile, ce qui rend service pour répondre à de véritables besoins, comme se loger, se chauffer, se déplacer ou s’alimenter correctement.

De cette distinction entre deux manières d’aborder le monde de l’entreprise, nous pouvons introduire la notion de « nouveau modèle économique ».

De manière trop conceptuelle, un modèle économique est un processus de création de valeur. Les questions qui y sont soulevées sont de savoir quelle est la valeur que l’on crée et comment on la produit. Ce que l’on met derrière la notion de « valeur » dépend du prisme de lecture, de la logique économique qui nous domine, ou de celle que l’on adopte.

L’enjeu des nouveaux modèles économiques est de redéfinir ce qui a de la valeur et comment peut-on la produire autrement, dans une perspective de développement durable.

En économie, on doit distinguer la valeur économique et la valeur d’usage.

La valeur économique représente la dimension «monétaire» du modèle économique. C’est-à-dire le processus de capture de valeur sous forme d’argent. Cette dimension focalise l’attention dans une logique « financiarisée ». Comment gagner un maximum d’argent et le répartir ? Telle est la question centrale des entreprises financiarisée où tout se compte ou ne compte pas.

Pour autant, un modèle économique n’est pas simplement quelque chose qui relève des affaires, quelque chose d’enfermé dans le système marchand, dans la manière dont on passe des contrats et où l’on fait du business, dans la chrématistique

Les anglo-saxons utilise le mot « Business Model » pour aborder le sujet du modèle économique. Cette expression que nous avons fini par adopter, fait pourtant tâche. Elle met uniquement l’accent sur l’échange marchand. C’est-à-dire les conditions dans lesquelles une activité génère un revenu. On y met l’accent avant toutes autres considérations sur la notion de rentabilité.

La rentabilité d’une organisation est bien entendu nécessaire, importante et décisive. Il n’y a pas de modèle économique sans rentabilité. Mais ce n’est pas pour autant la seule question à poser, ni même la question centrale du modèle économique.

En réalité, aborder la question du modèle économique est un sujet bien plus large, comportant certes le sujet du modèle d’affaire. Il englobe la manière dont on va produire un bien ou un service. C’est ce cinquième d’enjeu du modèle économique sur lequel l’économie circulaire propose de brillantes innovations. Pour autant, l’idée d’un nouveau modèle économique doit comporter d’autres dimensions, comme la manière dont on va gouverner l’entreprise. À savoir si l’organisation sera pyramidale, avec un grand chef au sommet, ou bien transversale, lorsque les parties prenantes sont associées dans la prise de décision. 

Le sujet doit englober également la manière dont l’entreprise va gérer les transactions, à savoir que l’offre peut être standardisée, auquel cas peu importe le client, ou bien au contraire, l’entreprise va spécialiser l’offre en fonction du client à qui elle a à faire. 

Mais la question centrale du modèle économique, c’est l’utilité, c’est la valeur d’usage.

La valeur d’usage, justement, interroge ce qui est utile. Ce en quoi ce qu’une organisation produit répond de manière juste et censée à un besoin réel. La principale raison pour laquelle nous ne parvenons pas à rentrer pleinement dans un développement durable, c’est bien parce que ce n’est pas parce que l’on crée des effets utiles que l’on crée de l’argent.

La notion « d’effets utiles » révèle ce qui, généralement, relève quasiment de l’accessoire dans les entreprises financiarisées, davantage dans une vision chrématistique. Comme la création de lien social, la santé, la préservation de l’environnement …

Traditionnellement, ce n’est pas, par exemple, parce qu’un imprimeur se préoccupe des économies de papier qu’il peut réaliser, ou de la pertinence des documents qu’on lui demande d’imprimer, qu’il va gagner plus d’argent. Mais uniquement s’il réussit à vendre le plus de d’impressions à ses clients. Ce sans comprendre véritablement leurs usages, leurs besoins réels qui, au-delà de l’impression de documents, sont des besoins de communication. Ce sans pouvoir réellement envisager de contribuer à la préservation des ressources non renouvelables qu’il mobilise, puisque sa rentabilité en dépend.

Partant de ce constat, un imprimeur adhérent historique du Club Noé a pu redéfinir la valeur de son travail et expérimenter de nouveaux moyens plus pertinents et durables de la produire. Plutôt que vendre des documents imprimés, l’entreprise se mit à vendre des documents imprimables stockés sur une plateforme internet. Le client s’engage sur un volume de crédits d’impression mais n’imprime que les documents nécessaires au moment adéquat. Il peut modifier les contenus à tout moment. Les crédits non utilisés en fin de contrat, économisés grâce à l’accompagnement de l’imprimeur, sont remboursés de moitié. Grâce à ce modèle, moins on imprime, plus on gagne. Fini les rapports de force. L’imprimeur se définit aujourd’hui comme accompagnateur de projet d’impression et le niveau d’innovation acquis permet de résister à la concurrence initialement trop lourde des imprimeries en ligne délocalisées.

  • L’approche des nouveaux modèles économiques présenté ici est inspirée des travaux de ATEMIS, notamment des témoignages de Christian Du Tertre, directeur scientifique de ce laboratoire.
  • La découverte du mot chrématistique doit mention à la démonstration de Michaël V. Dandrieux lors de la soirée conférence de la CCI Grand Lille du 4 Mars 2020.
  • Crédits : Les visuels pour illustrer cet article ont été permis grâce à la mise à disposition du travail de graphiste de laphotospot depuis la banque Vecteesy. Un travail de montage et d’assemblage graphique avec Adobe a ensuite été réalisé par Maxime Salley, animateur du Club Noé,  en plus de la rédaction de l’article lui-même.