Au moment fatidique de choisir votre parfum favori dans la boutique d’un glacier, celui-ci expose fièrement qu’il est question d’une nouvelle offre. Pour deux euros de plus, vous pouvez rajouter autant de boules de glace sur votre cornet que vous le voulez.
Poussé par cette offre irrésistible, prendre votre cornet fini par se transformer en une épreuve d’équilibriste. Une demi-heure plus tard, le bilan est lourd. Vous n’avez mangé que trois parfums sur les neuf que vous aviez choisi. Une boule est tombée par terre, les autres ont fondues. De toute façon, vous n’aviez pas aussi faim. Finalement, vous aviez superposé autant de boules de glace non pas parce que vous aviez une aussi grande faim ou la capacité de toutes les manger, mais bien parce qu’on vous a poussé à le faire, au travers d’une offre alléchante qui suscite votre gourmandise.
Cette démarche commerciale, c’est aussi traditionnellement celle des imprimeries. Dans une imprimerie, plus vous allez commander de volumes d’impressions, plus le prix à l’unité de ces documents sera faible. Pour quelques euros de plus sur une commande de plaquettes publicitaires, vous aurez des centaines de documents supplémentaires. Alors forcément, on commande toujours trop, de façon hasardeuse, pourvu qu’on ai la sensation de ne jamais pouvoir manquer. La plupart du temps, une bonne partie de ces documents finiront à la poubelle, ou dans un placard.
Votre numéro de téléphone aura changé entre temps, ce qui rendra votre document périmé, inutilisable. Pour ne rien arranger, la date de l’événement dont le prospectus fait la promotion a dû être décalée à cause d’une épidémie ayant confinée l’ensemble du pays. De toute façon, vos commerciaux s’en sont lassés et jamais vous n’auriez pu distribuer cette si grosse commande.
Vous aviez vu trop gros. Mais à vrai dire, vous aviez commandé autant de quantité d’impressions non pas parce que vous aviez un aussi grand besoin initial ou la folie des grandeurs, mais bien parce qu’on vous a poussé à consommer toujours plus de volumes.
Anciennement spécialisée dans l’impression sur de très gros volumes d’étiquette de boite de conserve, l’imprimerie de la famille Da Costa fonctionnait comme le font tous les autres modèles économiques à base d’encres et de papiers, dans une logique industrielle. Tous les imprimeurs doivent faire du volume. Ils ont tous les mêmes machines, à savoir de très grosses imprimantes qui peuvent tirer 90 000 formats A4 par heure. Ils ont tous les mêmes méthodes, les mêmes charges, la seule différenciation, c’est le prix.
Pour amortir (rembourser) le coût de ces grosses machines et rester en course face à la concurrence, les imprimantes doivent tourner 24/24 heures et 7/7 jours. Tous les imprimeurs se font la guerre à celui qui va produire le plus vite et le moins chère. Tous utilisent donc, inévitablement, ces grosses machines dont on va vendre le temps d’utilisation. Le moyen le plus simple pour faire fonctionner l’imprimerie est de pousser le client à acheter plus de volume pour avoir moins de parcelles de temps à vendre.
De cette manière, plus vous commandez de grands volumes d’impression, plus l’imprimerie va baisser le prix unitaire d’une impression. Le rôle du commercial va être de vous convaincre que plus vous achetez de quantité de documents imprimés, plus ce sera intéressant pour vous sur le rapport quantité-prix. Imprimer en petite quantité n’est qu’à peine envisageable.
Plus la machine tourne plus l’imprimerie est rentable. Pour obtenir des gros contrats où l’on va faire tourner ces gros volumes d’impression, il faut proposer des prix bas. Pour permettre ces prix bas, il faut toujours faire plus de volume. Pour maintenir ces volumes, il faut toujours pousser ses marges vers le bas (diminuer la rentabilité de l’entreprise) et dans le temps, avec l’arrivée de concurrents étrangers qui peuvent plus facilement assumer ses prix bas, l’imprimerie coule.
Survivre se résume, bien souvent, à intensifier le travail et exercer, sans réellement le vouloir, une pression sur les salariés. Le cercle est vicieux, la stratégie est une impasse. À mesure que le dirigeant fait pression sur ses collaborateurs, ces derniers finissent inévitablement par craquer. Arrêt maladie, absentéisme, démission, licenciement, au lieu d’avoir une équipe de 20 professionnels opérationnels, l’équipe est de 18 personnes, puis 16 personnes, puis 15 personnes. Par conséquent, le dirigeant augmente la pression sur les opérateurs restants. La pression augmente aussi, ne nous y trompons pas, sur lui-même.
Julien Da Costa, dirigeant de l’imprimerie admet que « la pression n’est pas choisit. Le dirigeant la reçoit des fournisseurs, des banquiers, de toute part. Il la distribue sans volonté de casser, à ses employés qui doivent être productif. Vous vous dites que les salariés ne travaillent pas assez vite et qu’il n’y a pas assez de marge, donc vous allez devoir licencier. La mécanique se poursuit, on augmente la pression sur ceux qui reste et à la fin, il reste plus que vous. »
C’est par ce sombre constat que le dirigeant de l’imprimerie fut convaincu qu’il fallait cesser de se plier aux règles stériles du productivisme, où le jeu consiste à se sacrifier toujours plus. Sacrifier le sens et les conditions de travail pour produire toujours plus, sacrifier sa marge pour pouvoir rester en course, sacrifier son entreprise si l’on s’entête à ne rien sacrifier. Dans sa quête de rupture, la dynamique des nouveau modèles économiques a su se présenter sur son chemin.
Loin d’être fataliste, l’économie de la fonctionnalité et de la coopération affirme que non, souffrir au travail n’est pas une fatalité. * Plus encore, elle prouve que non, permettre à une imprimerie de devenir plus rentable en imprimant moins, n’est pas une utopie.
La première question à se poser est celle des effets utiles. En quoi ce qu’une imprimerie produit sert-elle véritablement les besoins particuliers de ses bénéficiaires. Ce non pas en termes de produit, à savoir de fournir des documents imprimés, mais bien en termes de service, à savoir de faciliter la communication d’une organisation, l’aider à diffuser un message. Pour ce faire, Julien Da Costa est revenu sur ses pas, a pris du recul sur son activité.
« Je t’ai vendu des documents l’année dernière, comment tu t’en ai servi ? » allait demandé l’imprimeur à ces anciens clients qui ne lui passé plus de commandes. Les 3/4 du temps, on lui expliquait que ces documents sont enfermés depuis bien longtemps dans leurs placards. De nouveaux coordonnées, une offre changeante, il y avait dans les réponses de ces interlocuteurs toujours milles et une raisons d’affirmer que ces documents étaient devenus inutilisables, n’étaient plus à jours. Souvent, la solution que ces clients avaient fini par choisir après s’être rendu compte que le document papier est mal distribuer par rapport à la quantité qu’ils avaient imprimé, c’est de se tourner vers la communication numérique, uniquement.
Finalement, marqué par des siècles de pratiques industrielles, le métier d’imprimeur s’est sournoisement transformé en une sorte de lutte commerciale dont la finalité est de remplir les placards des clients. Cette logique productiviste ne rend finalement service à personne. Ni aux imprimeurs qui finissent par perdre leur crédibilité et souffrent de l’intensification et la standardisation de leur métier, ni aux clients qui, quasiment chaque fois, impriment inutilement et perdent ainsi de l’argent.
Pourtant, l’intérêt pour le document papier ne semble pas être la source de l’impasse. On se pose pour le lire, c’est un support vivant, palpable, on se concentre pour le lire, il s’oblige à être synthétique et par là, favorise la diffusion du message qu’il porte.
La valeur communicationnelle du document papier fut donc une piste à explorer. Dans un contexte environnemental préoccupant comme par simple rationalité, limiter l’impression de documents qu’on ne distribuera pas, éviter le gâchis, ont alors été les points de départ de la trajectoire de l’entreprise vers une nouvelle manière et percevoir et produire la valeur qu’elle génère.
La solution la plus pertinente fut d’envisager augmenter la pertinence du document à imprimer. Une question qui, a priori, ne concerne pas l’imprimeur traditionnel. Le tour de magie est pourtant assez simple. Pour augmenter la valeur communicationnelle du document, il suffit de ne pas l’imprimer à l’avance. Un message, dès lors qu’il est imprimé, se fige, sa pertinence se date d’une péremption. Plutôt que vendre des documents imprimés, l’entreprise se mit à vendre des documents imprimables.
En clair, le client s’engage sur un volume de crédits d’impression, stockés sur une plateforme internet propre à l’imprimerie. Cette solution d’interface est dotée d’un service de mise à disposition du document, que le client va pouvoir modifier et commander au fur et à mesure. Grâce à ce stock virtuel, on n’imprime que les documents nécessaires au moment adéquat, en prévision d’un stand dans un salon ou d’une semaine chargée de rendez-vous commerciaux … D’où le nom de cette nouvelle entreprise, Flex’ink.
À la base, le client et l’imprimeur s’accorde donc sur un stock de crédits d’impressions. Cette quantité est définie conjointement après une analyse fine des besoins réels de communication du client. Ce qui n’est pas, traditionnellement, le rôle d’un imprimeur, ni d’un commercial qui a jusqu’alors, traditionnellement, toujours eu pour pour objectif de vendre le plus possible.
S’il se rend compte qu’il a surestimé son besoin en stock et qu’il lui reste des crédits non utilisés à la fin du contrat (à la fin d’une année), Flex’ink lui rembourse la moitié de la valeur. Celle-ci représente la moitié de la valeur du transport, de la matière et du travail non mobilisés. En clair, grâce à ce modèle, moins on imprime, plus on gagne. À la fois pour l’imprimeur et pour le client qui ne s’oppose plus dans un rapport de force, dans des négociations centrées sur le prix, mais se rejoignent dans un objectif commun, imprimer seulement ce qui est vraiment utile, sans jamais plus gâcher.
Voilà ce qu’on met derrière la notion d’économie de la fonctionnalité et de la coopération. C’est-à-dire le passage de la vente de volume de bien et service, à la vente d’une performance d’usage. Du coup le métier évolue, il ne se définit plus comme un simple imprimer mais comme accompagnateur de projet d’impression.
Désormais, lorsqu’un client demande 1000 plaquettes à l’imprimerie et qu’à priori, son estimation de volume paraît adéquate, l’imprimerie lui vend 1000 crédits d’impression pour ces plaquettes. Le prix des documents à l’unité est comparable à ceux d’un imprimeur, mais maintenant, en ayant repositionner son métier, le but de l’imprimeur est de faire en sorte que son client imprime le moins possible sur cette quantité disponible virtuellement. Ce puisqu’il va aussi se rémunérer sur les quantités qui ne seront pas imprimées.
Pour atteindre cette performance, l’imprimeur va devoir adopter un ensemble de règles professionnelles, en ce qui concerne la révélation des pratiques de son client. Imaginons que le client demande 1000 plaquettes, mais qu’il veuille en imprimer déjà plus de 700 tout de suite.
Lorsque l’imprimeur questionne le besoin de ce client un peu trop presser de distribuer ses plaquettes, la réponse qu’il retire est que cette grosse commande est destinée à « donner à ses clients ». L’imprimeur lui demande alors combien y a-t-il de clients et on lui a répondu 200. Poursuivant sur sa lancée, il demanda combien va-t-il en voir la semaine prochaine ? On lui répondit que seulement 4 clients figurent sur l’agenda de la semaine prochain et 10 autres celle d’après. Petit à petit, les deux parties conviennent qu’avec 50 plaquettes imprimées pour commencer, il y en a déjà pour deux mois à distribuer.
Nous ne sommes donc plus sur un rapport indifférencié où la mesure serait la même entre chaque client, peu importe son quotidien et son travail réel. Finalement, la standardisation s’arrête là où début le bon sens et s’engage un vrai dialogue.
Maintenant que le métier de l’imprimeur est redéfini, que son atelier s’est transformé au profit de petites imprimantes qui produisent des petites quantités vite et bien, le volume ne fait plus partie de ce que l’imprimeur va mesurer. Il va plutôt évaluer le service rendu, le fait d’être livré au bon moment sur de très petites quantité. Il va mobiliser en premier lieu, comme ressources stratégiques majeures, ses ressources immatérielles. À savoir la pertinence de son accompagnement pour n’imprimer que ce qui est utile, la compétence qu’il mobilise pour orienter les commandes et livrer toujours au bon moment, mais aussi la confiance réciproque avec son client qui sera alors le déterminant majeure de sa performance.
L’immatériel est un concept : comme tel, il doit servir à agir.
D’abord, ces ressources non mesurables et difficiles à saisir, jouent un rôle déterminant dans la capacité de l’entreprise à construire sa singularité, améliorer sa compétitivité et à assurer sa pérennité à long terme en fidélisant ses clients par un approche partenariat. Ce notamment en s’engageant avec le client dans ses projets de communication. Ce qui a, a priori, bien plus de valeur que la simple prestation de service consistant à délivrer un produit parce qu’à un moment donné, on a passé commande. Ensuite, ces ressources permettent de changer totalement le rapport aux enjeux environnementaux.
C’est l’effet ciseaux. Avec l’économie de la fonctionnalité et de la coopération, l’imprimerie découple sa relation entre hausse du chiffre d’affaire et hausse des consommations de matières premières (utilisation de papiers, d’encres …). En d’autres termes, ce nouveau modèle économique vise à faire reposer la rentabilité de l’entreprise sur des ressources immatérielles (ses compétences, la confiance réciproque avec ses clients, la pertinence des solutions apportées pour réussir à vendre des économies de papiers …) au détriment de l’usage toujours plus fort de ressources matérielles.
Voilà comment une imprimerie réussie à faire converger ses intérêts économiques, aux enjeux sociaux et aux préoccupations environnementales qui la concernent.
Par cette alchimie, l’imprimerie Flex’ink porte en son élan un soupçon d’impossible. Celle d’une imprimerie qui n’a pas besoin d’imprimer si on va au bout de sa logique. Les imprimantes vont pouvoir être utilisé à 15O % de leurs capacités. En effet, une grosse machine d’imprimerie, dans la logique traditionnelle à un tôt d’utilisation de 80 %. Dans la logique de Flex’ink, on doit avoir entre 120 et 150 % d’utilisation car elles sont chargées d’imprimer des documents qui ne sont pas encore imprimés et qui ne le seront peut-être pas se l’entreprise réussit à vendre ces économies d’impression. Non seulement l’imprimerie a une rémunération qui va servir à amortir des machines qui coûtent moins chère qu’avant, mais ce sur des documents qui n’existent pas, qui n’ont pas encore demander de travail de production matérielle et n’en demanderont peut-être pas. Mais puisqu’ils sont bien produits sur le plan comptable, l’imprimerie peut fonctionner sans devoir imprimer.